24/11/2016

Gérard Bodinier, « Petit mais debout ! » 


« Petit, mais debout ! », c'est le titre qui lui est venu spontanément à l'esprit. Gérard Bodinier, le septième enfant d'une famille de paysans de la Mayenne, a toujours combattu l'injustice, avec force. Ne vous fiez pas à son allure de petit bonhomme jovial, c'est un grand combatif qui n'a jamais mâché ses mots. Chez lui, c'est viscéral : il a besoin de s'impliquer pour changer les choses et il a la relation dominant/dominé en horreur. Le « Petit, mais debout ! », c'est son chemin de vie. Pas du discours, non. Plutôt la pelote de la mémoire qu'il dévide, accrochant notre propre parcours au sien. « Quand on est avec d'autres, nos faiblesses créent une force. » dit-il. C'est cette force qui s'est construite en cet après-midi d'automne à la Maison Quart-Monde de Rennes.



La salle bourdonne comme une ruche. C'est « Echange autour d'un livre » en ce lundi après-midi un peu gris. Gérard Bodinier, sourire aux lèvres, regarde avec bonhommie s'installer la trentaine de personnes qui participent à l'atelier Lecture. L'une s'excuse, elle n'a pas eu le temps de tout lire. « L'important, c'est aussi d'écouter les autres et comprendre comment cela nous parle dans notre vie », répond sa voisine.

Marie-Françoise, d'une voix posée, lit avec douceur un passage du livre : « Monter à la corde, sauter au-dessus de l'élastique, faire des roulades ou le chêne planté, tout cela dépasse mes capacités. (…) Mes camarades ne se gênent pas pour se moquer de moi (... ) Je leur en veux car j'ai le sentiment de faire ce que je peux. »

Un temps de silence. L'école est encore un fardeau lourd à porter pour les participant-es : « On me cassait la figure, murmure Marie-Françoise, les autres me disaient « si on a perdu c'est à cause de toi, on ne veut pas de toi ». Les enfants entre eux c'est méchant, je ne voulais pas en parler. » « J'ai tellement été placée dans des familles d'accueil, poursuit Monique, j'avais pas un bon niveau, j'ai souvent été à genoux sur la règle. Je faisais le « taupin » (la comique ) pour qu'on ne m'oublie pas. Je m'en suis sortie dans ma vie, j'ai été en IM-PRO, j'ai travaillé. Il faut se battre » « J'étais enfermée comme dans une bulle, ajoute Noëlle, j'étais derrière dans le fond de la classe. La maîtresse ne s'occupait pas de moi. Aujourd'hui, j'apprends à lire, j'apprends l'ordinateur et je ne suis plus dans ma bulle. »

Gérard Bodinier hoche la tête et raconte comment lui aussi, il a appris de son père à garder la tête haute devant le dominant, la comtesse de Quatrebarbes, la propriétaire de la ferme. « J'étais fier de voir mon père se tenir droit devant Madame la Comtesse. »

« Mais comment, quand tu as l'humiliation, tu trouves la force ? »
demande Eloi. « A partir des difficultés, répond Gérard Bodinier, je n'étais pas bagarreur, j'ai trouvé d'autres moyens pour m' affirmer ! » «  Tu as surmonté tes faiblesses, comme le sport, poursuit Eloi, avec l'âge tu es devenu plus sportif qu'avant parce qu'à cause du livre, tu es obligé de courir de rendez-vous en rendez-vous ! » Tout le monde rit à la remarque d'Eloi qui ajoute « en fait, tu réagis à tout ce qui est injuste ! »


Se battre pour soi, pour les autres

La lecture se poursuit avec les années collège et lycée. Gérard Bodinier a la chance de bénéficier du système des bourses tout juste mis en place. Il passe de longues années scolaires dans un milieu qui n'est pas le sien. Il y subit les humiliations auxquelles un fils de fermier peut s'attendre. Il relève la tête et comprend « qu'on se bat pour soi, pour les autres et que pour cela, il faut dialoguer avec les gens. »

Il rejoint le Grand Séminaire de Sées. Une rencontre le marque à tout jamais, celle de Guy Poitevin, le professeur de philosophie « qui prend un malin plaisir à déconstruire les certitudes auxquelles je suis accroché. » C'est la théologie de la libération de Dom Helder Camara, de Paolo Freire, d'Oscar Romero qu'il découvre et c'est irréversible : « Cette approche d'une transformation générale dans laquelle je suis entraîné sans la maîtriser, mais où je garde une certaine marge de manœuvre, me surprend et m'intéresse. J'ai envie d'être acteur, pas commentateur d'un monde où tout serait joué d'avance. »

Deux ans de coopération au Congo, un an au séminaire de Laval, sa décision est prise : il ne sera pas prêtre. C'est vers l'animation qu'il se dirige en 1969. Où on discute fort : autocritique, expérimentations collectives, contestation sont le quotidien des étudiants. Il rencontre Marie-Jo, conseillère JAC (Jeunesse Agricole Catholique) et ils partent tous les deux pour le Tchad en 1972. Ils en reviennent en 1975. Pendant deux ans, Gérard Bodinier travaille comme directeur adjoint dans un foyer de travailleurs immigrés dans le Nord mais il se sent bridé : en 1977, il devient maraîcher en Loire-Atlantique.


Se battre avec les autres

Dure la vie de maraîcher ! Le travail de la terre, les exigences des clients sur le marché, les factures à payer... mais il y a aussi la solidarité entre paysans et les luttes pour le maintien de l'activité en zone rurale. La vie a ses hauts et ses bas jusqu'au jour où les dettes s'accumulent. Produits et charges s'équilibrent mais cela ne nourrit pas la famille. Cesser l'exploitation ? Impossible ou ce sont des dettes pour des années. Renégocier les prêts ? Pas la peine de discuter avec la banque qui propose un prêt à 14% pour rembourser le précédent à 4%.

L'injustice de la situation révolte Gérard Bodinier : « Nous avions travaillé dur et vécu chichement. Si il y avait des dettes, c'est que d'autres en profitaient dans le système ! » Il faut vendre et « les vautours se précipitent ».

Maryvonne reprend la lecture du livre : « Pour savoir quelle solution trouver pour continuer d'habiter notre maison, nous réunissons les copains du syndicat. Le groupe formule une proposition, approuvée à l'unanimité : nous allons proposer au syndic de racheter la maison au prix de 45000 francs (...) "45000 francs, ce n'est même pas le prix d'une Deux-chevaux ! Non, la maison sera vendue aux enchères au Tribunal de Saint-Nazaire." »

Comment empêcher les « charognards de s'approprier la maison » ? Les idées fusent : avertir la presse, contacter les agences immobilières, mobiliser les syndicats agricoles et ouvriers... Deux cents personnes répondent présentes le jour de la vente à la bougie, explique Gérard Bodinier avec la même fougue qu'il avait alors.

Maryvonne poursuit la lecture. On entendrait une mouche voler tant les participant-es veulent savoir la suite : « Le temps passe interminable. Notre avocat intervient :

- Enchère

- Enchère à 51 000 francs, premier feu

A nouveau le silence, l'attente. La bougie s'éteint.

- Enchère à 51 000 francs, deuxième feu

On allume la deuxième bougie. Les regards se croisent. La tension est palpable... La bougie s'éteint.

- Enchère à 51 000 francs, troisième et dernier feu

La troisième bougie s'allume. Je serre la main de Marie-Jo à lui écraser les os. Pas un mouvement, pas un souffle. La bougie brûle toujours. C'est interminable. Puis elle s'éteint. Enfin.

La présidente du tribunal déclare :

- La maison est adjugée à 51 000 francs.

Tonnerre d'applaudissements. J'embrasse Marie-Jo, les copains. Les visages se détendent, les sourires illuminent les visages, les yeux brillent. »


Contourner le système

Maryvonne a fini de lire. Le silence est fort dans la salle. Gérard Bodinier se frotte le crâne. Avant de prendre la parole, sa main touche son cœur. «  Encore aujourd'hui, je suis ému. Ce sont les copains qui nous ont aidés à nous en sortir. »

« Mais comment as-tu fait pour payer les 51 000 francs ? »
 demande Lucien. « Un agriculteur qui avait vendu sa ferme a prêté la somme qu'on lui a remboursée après, répond Gérard Bodinier. J'ai appris avec cette expérience que je ne me battais pas pour les autres mais avec les autres. On a fait corps ensemble parce qu'on partage les mêmes conditions. » 

« Vous avez gagné parce que vous avez été ensemble,
 explique Yves-Marie, la société, c'est nous tous, c'est nous qui formons un pays, qui y habitons. » « Tu as dit que cela n'existait pas le dépôt de bilan pour les gens comme toi. En faisant comme cela, vous avez ouvert la porte. Vous n'y aviez pas droit mais si on ne le fait jamais, on n'aura jamais le droit » ajoute Philippe.

« Il faut la force du groupe pour contourner le système quand il n'est pas bon, martèle Gérard Bodinier, ensemble, pour lutter efficacement contre cette injustice, on a créé une association «  Une famille, un toit ». Elle existe toujours pour aider les locataires à résoudre leurs difficultés. » «  Il y a aussi Terre de Liens pour aider les agriculteurs à trouver de la terre » complète Yves-Marie.


Chaque personne apporte ses talents

En 1986, Gérard Bodinier quitte le maraîchage pour travailler avec les jeunes en stage d'insertion puis à la Mission Locale de Saint-Nazaire pour finir comme coordinateur d'ateliers créatifs à l'association Retz-Activités.

Benoit lit le passage où Sylvie, une jeune femme de 24 ans, marquée par la galère, déclare qu'elle ne sait rien faire. Noëlle réagit de suite. Elle a compris les étapes pour Sylvie : « Elle dit qu’elle ne sait rien faire, puis elle prend une pointe et un marteau et avec les autres, elle y arrive, ainsi elle réapprend le métier. Elle se remet debout et peut apprendre encore »

« Je suis un utopiste les pieds dans la terre de la réalité.  Mon fil conducteur, 
reprend Gérard Bodinier, c'est la recherche d'autonomie en tenant compte du contexte. Si on ne le fait pas bouger, la personne ne peut pas bouger. La vie n'est pas écrite d'avance. »

« Tout ce que tu dis, comment tu l'appliques à ATD ? », 
demande Marie. « Je veux détruire la misère mais si on ne se fixe pas l'objectif utopique de le faire, on le fera au rabais. Je suis persuadé que l'engagement d'ATD ne suffira pas. Il faut d'autres leviers qui avancent en même temps, en équipe avec d'autres associations. Maraîcher, j'ai aimé la solidarité vécue dans la lutte. J'ai aimé la joie de vivre des travailleurs-paysans, la convivialité. Le monde qu'on essayait de créer, déjà on le vivait ensemble. Je le sens quand je suis à ATD, on est déjà dans la réalité de l'utopie. »


Marie-Anne Divet


La couverture

Elle a donné lieu à un échange rapide entre les participant-es. Qu'a voulu exprimer Gérard Bodinier ?
Les mots ont fusé, en vrac :
L'ombre et la lumière,
Dominé / dominant,
Le petit veut se grandir : « Moi j'ose tenter te défier ! »
«  Je suis petit mais je suis debout comme toi, j'ai de la lumière et de la force »
«  J'ai une grande force en moi, je ne suis pas tombé, je suis resté debout ! » Il pourrait y avoir d'autres personnes avec lui.
Le grand, c'est l'ombre porté du petit. A force de se lever, il fait plus grand.
Le grand est statique, l'autre est en activité, réactif.

Gérard  Bodinier explique: « Derrière la planète, il y a l'ombre des dominants. Le petit est face à l'ombre. J'aurais aimé que ce soit un humain pas une silhouette. »


Où trouver le livre ?

Aux éditions Saint Honoré, 320 rue Saint Honoré 75001 PARIS tél. : 06 50 99 43 11

(17,90 euros + frais de port – gratuit à partir de 5 exemplaires )

Librairie Planet IO, 7 rue Saint Louis à Rennes (17,90 €)

Librairie Corneille, 5 rue du général de Gaulle, 53000 Laval (17,90 €)

Librairie M’lire, 3 rue de la paix, 53000 Laval (17,90 €)

FNAC, Cultura, Amazon (17,90 € ) 

Chez l’auteur : gerardbodinier@orange.fr  (17 euros + frais d’envoi)

A la maison ATD Quart-Monde, passage des carmélites 35000 Rennes (17 euros)


 



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